Les Chevaliers du Lion (Alexandrine-Sophie DE BAWR)

Mélodrame en trois acres, à grand spectacle.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 4 juin 1804.

 

Personnages

 

FRÉDÉRIC DE FROBOURG, chef des chevaliers du Lion

WOALBERG, chevalier du Lion

LOUDMANN, chevalier du Lion

CONRAD, comte d’Esenbach

HAGBERG, confident du Comte

MAURICE, vieux domestique du Comte

CLOTILDE, comtesse de Neubourg

HENRY, DE NEULOURG, fils de Clotilde

MARCELINE, nourrice de Clotilde

CLAUDIN, fils de Marceline

UN ÉCUYER du comte d’Esenbach

UN SOLDAT

TROUPES du Comte

VASSAUX du Comte

TROUPES de Clotilde

VASSAUX de Clotilde

CHEVALIERS DU LION

 

La Scène se passe en Suabe.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un endroit du parc d’Esenbach. Sur un des côtés, près de la scène est une Citerne, par laquelle on descend dans un souterrain, la porte est construite de manière à ce que tous ceux qui ne sont pas dans le secret ne puissent la soupçonner, et la serrure se trouve cachée dans un des ornements sculptés qui décorent la Citerne.

 

 

Scène première

 

MAURICE, seul, un panier à la main

 

J’ai dormi cette nuit plus tard qu’à l’ordinaire. Le jour va bientôt paraître, et mon pauvre enfant n’a pas encore reçu sa nourriture ; pauvre petit ! comme il m’intéresse ! Lorsque j’ai accepté l’argent de mon maître pour me charger de la garde d’un prisonnier, je croyais ce prison nier coupable de quelque faute secrète, pouvais-je penser qu’il s’agissait d’un enfant ; pourquoi l’enfermer ? Qu’a-t-il fait ? Jamais mon maître ne m’en a instruit, et cependant j’obéis, et j’ai juré de garder le secret... Depuis quinze ans que je suis attaché au comte d’Esenbach, je l’avais toujours cru juste et bon ; me serais-je trompé Servirai-je le crime ? cette pensée me poursuit. Pourquoi cet enfant craint-il de m’apprendre son nom et sa naissance ? lui a-t-on ordonné de se taire ? sans doute ; car hier encore, sur le point de me tout avouer, la crainte a paru l’arrêter ; il y a là dessous un mystère impénétrable... Je suis souvent tenté de rendre au comte son argent, et de lui déclarer ma répugnance à remplir un tel emploi, mais un autre en serait chargé, et peut-être il s’en acquitterait plus durement que moi ; continuons plutôt d’adoucir, autant qu’il m’est possible, le sort de cet infortuné.

Il ouvre la porte secrète.

 

 

Scène II

 

MAURICE, HENRY, sortant du souterrain

 

HENRY.

Ah ! te voilà, bon ami, il me semble que je t’ai attendu plus longtemps qu’à l’ordinaire ? je m’ennuie tant dans ce vilain trou ; le jour n’y paraît donc jamais ? Cela paraît cependant bien grand.

MAURICE.

C’est un souterrain qui conduit jusqu’au château ; mais on en a fait murer une partie avant de t’y enfermer.

HENRY.

Est-ce que tu crois que l’on m’y laissera encore longtemps ?

MAURICE.

Hélas ! je l’ignore ; gardes-toi bien, surtout, d’avouer que je te fais sortir quelquefois.

HENRY.

Ah ! je n’ai garde, les vilains hommes te tueraient s’ils savaient que tu es bon : Tu m’apportes à manger ?

MAURICE.

Oui, les fruits que tu aimes le mieux.

HENRY.

Merci, mais vois-tu, je n’aime plus rien depuis que je suis si malheureux. Dis-moi donc, qu’ai-je fait à ces méchants pour qu’ils me traitent ainsi ? j’étais si content chez maman ! elle m’aimait tant !

MAURICE.

Et ta mère, sait-elle où tu es ?

HENRY.

Je ne crois pas. Je suis sûr qu’elle a bien du chagrin. Elle pleurait déjà, parce que papa était mort.

MAURICE.

Depuis longtemps ?

HENRY.

Non.

MAURICE.

Tu l’as donc connu ?

HENRY.

Certainement.

MAURICE.

Et le comte d’Esenbach, le connaissais-tu ?

HENRY.

Sans doute. Quand il venait chez maman, il me caressait toujours. Il n’était pas méchant alors.

MAURICE.

Comment se nomme ta mère ?  

HENRY.

Ah ! je ne peux pas te dire cela.

MAURICE.

Pourquoi ?

HENRY.

Il me la défendu.

MAURICE.

Qui ?

HENRY.

Mon oncle.

MAURICE.

Et qui est ton oncle ?  

HENRY.

Le comte d’Esenbach.

MAURICE.

Ciel ! tu serais le fils du comte de Neubourg ?

HENRY, avec frayeur.

Ah ! ce n’est pas moi qui te l’ai dît ! ne vas pas en parler, car il me tuerait.

MAURICE.

Sois tranquille.

À part.

Le comte l’a-t-il enfermé dans ce lieu afin de le soustraire aux dangers qui l’environnaient.

Haut.

Sais-tu comment est mort ton père ?

HENRY.

Oui, il était malade, et un jour, maman qui pleurait bien fort, m’a dit qu’il était mort.

MAURICE, à part.

Elle pleurait ! avait-elle des remords ?...

Haut.

Étais-tu seul avec elle dans ce moment ?

HENRY.

Oui, seul, elle m’a pris sur ses genoux, et elle disait : pauvre enfant ! ils ont tué ton père, peut-être ils te tueront aussi. Et bien d’autres choses que je n’entendais pas, mais qui me faisaient pleurer comme elle.

MAURICE, à part.

Ah ! mon dieu, serait-elle innocente ?

HENRY.

Pourquoi parles-tu tout seul ? est-ce que tu crois aussi qu’ils me tueront ?

MAURICE.

Non, sans doute, mais il faut bien te garder d’avouer au comte que je sais ton nom.  

HENRY.

Oh ! sois tranquille, j’ai trop peur de lui.

MAURICE.

S’il t’interrogeait, tu... Ô ciel ! j’entends du bruit. Le jour va bientôt paraître.

Il ouvre la porte.

Rentres promptement.

HENRY, qui entre dans le souterrain.

Tu reviendras demain ?

MAURICE.

Oui, oui, rentres.

Il ferme la porte.

Je tremble : qui peut venir dans ce lieu, à cette heure ?

 

 

Scène III

 

MAURICE, CONRAD, HAGBERG

 

CONRAD.

Qui va là ?

MAURICE, à part.

Dieu ! c’est le comte.

CONRAD, plus fort.

Qui va là.

MAURICE.

C’est moi, seigneur.

CONRAD.

N’est-ce pas Maurice ?

MAURICE.

Oui seigneur.

CONRAD.

Que faites-vous ici ?

MAURICE.

Je viens, selon vos ordres, de porter à cet enfant...

CONRAD.

Pourquoi ne venez-vous pas la nuit ?

MAURICE.

Le sommeil m’a surpris... voilà la première fois...

CONRAD.

Il suffit ; à l’avenir, soyez plus exact ; vous savez qu’elles sont mes intentions ! craignez que votre négligence ou votre indiscrétion ne les trahissent.

MAURICE, s’en allant.

Oui, seigneur.

CONRAD.

Un moment ; depuis quinze jours que cet enfant vous est confié, a-t-il voulu vous parler quelquefois.

MAURICE, embarrassé.

Seigneur...

CONRAD.

Répondez ?

MAURICE.

Oui, seigneur, quelquefois.

CONRAD.

Et que dit-il ?

MAURICE.

Il pleure, il se plaint.

HAGBERG, durement.

Eh ! de quoi se plaint-il ? Est-ce qu’on lui fait du mal ?

MAURICE.

Seul, à cet âge, enfermé sans voir le jour...

HAGBERG.

Tu es bien sensible à ce qu’il paraît ?

MAURICE, avec fermeté.

Mon maître n’ordonne pas que je ferme mon cœur à la pitié.

CONRAD.

Non, Maurice ; croyez, cependant, que j’ai de fortes raisons pour en agir ainsi, et qu’en employant vos soins pour cacher cet enfant à tous les yeux, vous lui sauvez la vie.

MAURICE.

Mais, seigneur, ne pourriez-vous pas le faire garder dans quelqu’endroit solitaire du château ? sans...

CONRAD.

Non, ce lieu seul convient à mes desseins : ce souterrain n’étant connu que de nous, est un asile plus sûr.

MAURICE.

Mais, seigneur, cet asile est un cachot !

CONRAD.

Maurice !

HAGBERG.

Voilà bien de l’intérêt pour un enfant qui vous est in connu ! que vous importe ?

MAURICE, à part.

Quelle dureté ! il me vient d’affreux soupçons.

CONRAD.

Hagberg a raison, et je ne reconnais pas le zèle de Maurice.

MAURICE.

Seigneur, j’ai juré de me taire, je tiendrai mon serment.

CONRAD.

C’est assez ; laissez-nous.

Maurice sort.

 

 

Scène IV

 

CONRAD, HAGBERG

 

HAGBERG.

Seigneur, vous ne voulez point m’en croire, mais cet homme m’est suspect.

CONRAD.

Tu te trompes ; sa confiance en moi est aveugle : et c’est un honnête homme.

HAGBERG.

Un honnête homme ! Est-ce là ce qu’il vous faut ?

CONRAD.

Oui, autant qu’il est possible, j’aime à me servir de telles gens, je m’en suis toujours bien trouvé, je compte plus sur le serment de Maurice, que sur l’intérêt d’un fripon, toujours prêt à me trahir pour une somme plus forte ; d’ailleurs, Maurice connaissait ce souterrain, et je crains de mettre une autre personne dans mon secret.

HAGBERG.

Je désire que vous ayez fait pour le mieux ; mais, seigneur, quel motif vous conduit en ces lieux à pareille heure ?

CONRAD.

Le désir de te parler plus librement ; au château, toujours entouré...

HAGBERG.

Auriez-vous donc enfin’ trouvé le moyen de vous emparer de la comtesse de Neubourg et de ses possessions ?

CONRAD.

Tu sais qu’il existe un testament de mon frère, par le quel il me nomme tuteur du jeune Henry, et me fait son unique héritier, dans le cas où cet enfant viendrait à mourir.

HAGBERG.

Mais ce titre vous a été jusqu’à présent inutile, et les troupes réunies du chevalier Woalberg et de la comtesse, vous empêchent d’en obtenir l’exécution.

CONRAD.

Désespéré de ne pouvoir triompher de cet obstacle, une heureuse idée m’est venue ; tu connais la terrible association des chevaliers du lion ?

HAGBERG.

Oui, seigneur, on m’a dit souvent qu’ils étaient quatre mille braves rassemblés sous un même chef, et qu’ils exerçaient dans toute la Suabe une justice exemplaire ; mais, s’ils sont toujours vainqueurs, ils ne s’arment jamais que contre des coupables : comment donc pouvez-vous compter sur eux ?

CONRAD.

Voici le fait : le comte Frédéric de Frobourg les commande dans ce moment. J’ai écrit à ce comte. Et comme frère du défunt seigneur de Neubourg, je m’adresse à lui pour venger sa mort. Je l’instruis des crimes de la veuve...

HAGBERG.

C’est-à-dire des nôtres.

CONRAD.

Cela s’entend. Je dis que non contente d’avoir terminé les jours de son époux par le poison, elle vient encore de faire disparaître le jeune Henry, son fils unique, dans l’intention d’enrichir de ses dépouilles un chevalier Woalberg, dont elle est éprise ; j’ajoute, que le comte de Neubourg, persuadé qu’il mourait de la main de cette indigne femme, peu d’heures avant d’expirer, a fait un testament dans lequel il la déshérite ; mais que les forces réunies du chevalier et de la comtesse, m’ont empêché jusqu’à présent, d’en obtenir l’exécution. Juge de l’effet qu’à produit ma lettre ! Aujourd’hui même les chevaliers seront ici.

HAGBERG.

Aujourd’hui ! seigneur, vous me faites trembler !

CONRAD.

Pourquoi ? Ce n’est pas contre nous qu’ils vont porter leurs coups.

HAGBERG.

Mais ils ne frapperont pas avant de s’être bien informés...

CONRAD.

Eh bien ! que craignons-nous ? Tous les habitants de mes terres, grâces à nos soins, ne sont-ils pas persuadés du crime de la comtesse ? N’est-elle pas même détestée de la plupart de ses vassaux ? Chaque jour elle perd quelques uns de ses meilleurs soldats, et plusieurs de ceux qui restent dans son château, nous sont entièrement dévoués.

HAGBERG.

Il est bien heureux que le médecin qui vous servit si bien, lors de la mort du comte, n’ait point été soupçonné, et soit encore dans la place : il nous est fort utile.

CONRAD.

Es-tu sûr des moyens que tu emploies pour correspondre avec lui ?

HAGBERG.

Oui, seigneur, chaque jour il m’instruit de ce qui se passe au château de Neubourg ; n’osant y aller moi-même, dans la crainte d’éveiller les soupçons, j’ai préféré qu’il m’écrivit. 

CONRAD.

Et celui qu’il charge de ses lettres est-il dans le secret ?

HAGBERG.

Non, c’est son jardinier, garçon simple et que son peu de finesse nous a engagés à choisir : il arrive par la petite porte du parc, qui donne sur le chemin de Neubourg, il ne m’a jamais vu, il ignore même que les lettres sont pour moi, et il les remet toutes à un homme dont je suis sûr.

CONRAD.

Fort bien. Voici quel est mon plan, et tu peux me servir. Les chevaliers prendront sans doute dans les environs des renseignements sur le crime de la comtesse ; l’opinion de mes vassaux, sur elle, est trop bien affermie pour que je craigne rien des réponses qu’ils pourront faire ; cependant, il serait important qu’on homme plus habile vît avant moi les chevaliers, et dissipât tous les doutes qu’ils peuvent avoir sur le contenu de ma lettre. J’ai fait choix de toi pour remplir ce rôle : afin que tu leur sois moins suspect, je me suis pourvu d’un habit d’ermite, dont tu vas te revêtir, et sous ce déguisement, tu saisiras la première occasion de les aborder sur la route.

HAGBERG.

Fort bien ; je vous entends.

CONRAD.

C’est surtout à Frédéric de Frobourg, leur chef, qu’il importe de... Mais, qu’entends-je ! le bois retentit du son des instruments de guerre : seraient-ce les chevaliers ?

HAGBERG.

Oui, seigneur, j’aperçois leurs bannières, ils vont entrer dans le parc.

CONRAD.

Hâtons-nous, suis-moi dans le pavillon, je t’instruirai mieux ; du front, de l’audace : et ce jour me fait comte de Neubourg, et t’enrichît à jamais.

HAGBERG.

Comptez sur moi, seigneur, vous me connaissez, et les choses sont avancées de manière à ne nous présenter que la mort ou le succès.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, CHEVALIERS

 

Ils arrivent sur une marche militaire ; ils portent des bannières, sur une se voit un Lion avec cette devise. Il est invincible. Sur d’autres on lit : Force, justice, etc. Les Chevaliers sont tous habillés richement, et ont des panaches sur leurs casques. Après quelques évolutions militaires, Frédéric, qui les commander donne le signal du repos.

FRÉDÉRIC.

Amis ! nous voici parvenus au terme de notre voyage. Vous apercevez d’ici le château d’Esenbach. Nous nous y rendrons dès que j’aurai pris, dans les environs, les renseignements qui me sont nécessaires : en attendant, reposez-vous sous ces arbres, et soyez prêts au premier signal. Toi, Loudmann, demeures.

Les chevaliers sortent du côté du château.

 

 

Scène VI

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN

 

FRÉDÉRIC.

Tu vois que je suis de ton avis ; et qu’avant d’ailer assurer le comte d’Esenbach de l’appui de notre ordre, je veux m’en rapporter à des témoignages moins suspects que le sien ; cependant, le rapport des deux paysans, que nous avons déjà rencontrés est conforme : tous deux nous ont assurés que Clotilde de Neubourg avait empoisonné son époux.

LOUDMANN.

Seigneur, j’ai beaucoup vécu, et j’ai vu la calomnie faire bien du chemin en peu de temps : ces paysans de nous ont donné aucuns détails. On dit ! eh parbleu ! que ne peut-on pas dire !

FRÉDÉRIC, souriant.

Loudmann, le sexe de Clotilde, désarme ta sévérité ordinaire.

LOUDMANN.

Moi, seigneur, par mon sabre ! voilà la première fois que l’on me fait un reproche pareil. Je n’ai jamais regardé en face que ma défunte : la pauvre malheureuse ! dieu veuille avoir son âme ! elle était méchante comme un diable.

FRÉDÉRIC, souriant.

Et cela te fait croire à la bonté des autres ?

LOUDMANN.

Non, sans doute, mais il est si facile à une femme de faire mourir son mari de chagrin, qu’elle n’a pas besoin de l’empoisonner.

FRÉDÉRIC.

On assure, au contraire, que la comtesse de Neubourg, avait toujours vécu en bonne intelligence avec le sien.

LOUDMANN.

Raison de plus pour ne point agir avec précipitation. Je suis sans pitié pour le crime, mais je ne me consolerai jamais d’avoir immolé l’innocent ; d’ailleurs Woalberg est dans le château de la comtesse, il embrasse sa défense. Woalberg est notre camarade, un des plus braves chevaliers de la Germanie ; il ne peut être complice d’un assassinat.

FRÉDÉRIC.

L’amour peut l’égarer.

LOUDMANN.

L’amour ! belle niaiserie, depuis quand les gens qui nous ressemblent lui sacrifient-ils l’honneur ? Un chevalier du lion, morbleu ! non, cela n’est pas possible.

FRÉDÉRIC.

Tu peux avoir raison ; ne négligeons rien pour nous instruire. Le comte d’Esenbach est trop intéressé dans celte affaire pour s’en rapporter à lui seul.

LOUDMANN.

C’est cela.

FRÉDÉRIC.

Nous allons parcourir ensemble les environs, interroger des gens de tout état. Peut-être obtiendrons-nous quelques lumières, et malheur au coupable quelqu’il soit.

LOUDMANN.

Je vous suis.

Hagberg, vêtu en ermite, paraît dans le fond.

FRÉDÉRIC.

Mais, quel est cet ermite, qui semble nous observer avec curiosité ? Va lui dire qu’il approche.

Loudmann y va.

ce vieillard doit être étranger à toute fraude ; interrogeons-le. Souvent au sein de leur retraite, ils en savent plus que nous sur les crimes des grands.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, HAGBERG

 

FRÉDÉRIC.

Daignez vous arrêter un moment, mon père.

HAGBERG.

Mon fils, dieu vous protège, que voulez-vous de moi ?

FRÉDÉRIC.

Excusez mes questions. Le comte d’Esenbach est-il connu de vous ?

HAGBERG.

Certainement, mon fils, depuis cinq ans que je me suis retiré sur ses terres, je l’ai vu plus d’une fois, et lorsque la chasse le conduit du côté de mon hermitage, il ne dédaigne pas mon frugal repas.

FRÉDÉRIC.

Nous sommes j’imagine, très près de son château ?

HAGBERG.

Le voici ; vous l’apercevez sur la lisière de ce bois. Si votre intention et d’y chercher un asile, vous pouvez le demander sans crainte... Le comte est aussi bon que généreux, et reçoit avec plaisir les voyageurs.

FRÉDÉRIC.

Avant d’arriver ici, ayant aperçu dans la plaine des tours et des créneaux, nous avions été tentés de nous y arrêter.

HAGBERG.

Vous étiez bien mal inspiré, mon fils.

FRÉDÉRIC.

Pour quelle raison ?

HAGBERG.

Ces tours, ce château ; qui devraient appartenir au comte d’Esenbach, sont en la possession d’une femme... Faut-il lui donner ce nom ! la honte et l’horreur de son sexe. En un mot à la comtesse de Neubourg ; se peut-il qu’elle vous soit inconnue ?

FRÉDÉRIC.

Pas entièrement. Mais, vous-même, mon père, d’où la connaissez-vous ?

HAGBERG.

J’ai servi longtemps sous la bannière du feu comte de Neubourg, frère du seigneur d’Esenbach ; il était aussi vertueux que son épouse est’ criminelle ; il m’estimait, et...

FRÉDÉRIC.

On m’a souvent parlé de la manière dont il vient de périr. Mais j’avoue que j’ai peine à croire que son épouse...

HAGBERG.

Croyez, mon fils, croyez tout ce qu’on vous a dit sur le compte de cette méchante femme. Combien je me félicite d’avoir quitté des lieux témoins de son crime, pour venir achever ma carrière dans les exercices de la piété et de la vertu.

LOUDMANN, à part.

Cet homme parle trop de vertu : il a l’air d’un coquin.

HAGBERG.

Le temps viendra, sans doute, où la justice céleste frappera. Et chaque jour, dans mes prières, j’appelle la vengeance de dieu sur les coupables.

LOUDMANN.

Vous m’étonnez mon père ; je croyais que les gens de votre état n’imploraient jamais que sa miséricorde.

HAGBERG.

Eh quoi ! mon fils, faut-il que le crime reste impuni.

LOUDMANN.

Non, sans doute, mais chacun son métier, dans ce monde. C’est à nous de frapper les criminels, c’est à vous de prier pour eux. Au reste, quelles preuves avez vous que la comtesse ait empoisonné son mari ?

HAGBERG.

Quelles preuves, dieu tout-puissant !

LOUDMANN, durement.

Il ne s’agit pas de cela ; quelles preuves avez-vous ?

HAGBERG.

Seigneur, votre ton, vos manières me troublent...

LOUDMANN.

Voilà un homme qui n’est pas bien sûr de son affaire.

HAGBERG.

Pardonnez-moi, seigneur, j’ai des preuves certaines. Mais on ne m’a jamais interrogé ainsi.

FRÉDÉRIC.

Excusez, mon père, un homme de guerre, qui n’a jamais vécu qu’au milieu des armes, et dites-nous ce que vous savez.

HAGBERG.

Eh bien ! mon fils ; j’ai reçu moi-même, la déclaration de deux hommes, complices de la comtesse lorsqu’elle commit le crime. Cette déclaration, qu’ils ont signée, est dans les mains d’un honnête homme de mes amis, qui était présent lorsqu’elle se fit.

FRÉDÉRIC.

Et les deux hommes, où sont-ils ?

HAGBERG.

Ils sont morts, mon fils.

LOUDMANN.

Bon, ils ne pourront pas nier leur signature.

HAGBERG, à Frédéric, après avoir lancé sur Loudmann des regards furieux.

L’ami, dont je vous parle, était médecin du feu comte de Neubourg. Il fut témoin de sa mort, et il a la certitude que la potion présentée par la comtesse à son époux, était empoisonnée.

FRÉDÉRIC.

Où habite ce médecin ?

HAGBERG.

Il n’a point quitté le château de Neubourg.

FRÉDÉRIC.

Pourriez-vous me faire avoir une entrevue avec lui ?

HAGBERG.

Oui, mon fils, mais avec des précautions : car’ si on le soupçonnait aussi bien instruit, on n’hésiterait pas à s’en défaire.

FRÉDÉRIC.

Si, cependant, cela vous effraye, pour lui ou pour vous-même ?...

HAGBERG.

Non, seigneur ; je tiens à ne point passer pour un calomniateur.

En montrant Loudmann.

aux yeux de ce chevalier, et d’ailleurs, que ne doit-on pas faire pour le service du ciel, et pour démasquer le crime ? Il faudra seulement agir avec prudence, car le château renferme outre les troupes de la comtesse, celles d’un chevalier Woalberg, son amant et son complice...

LOUDMANN.

Halte-là ! s’il vous plaît, mon père : Woalberg est un brave home, que je connais depuis son enfance ; incapable d’une infamie. S’il défend la comtesse, il la croit innocente.

HAGBERG.

Cela se peut, seigneur, mais on prétend qu’elle veut l’épouser : et que c’est dans le dessein d’assurer tous ses biens à ce chevalier, qu’elle a fait disparaître le jeune Henry de Neubourg, seul enfant qu’elle eut du comte.

FRÉDÉRIC.

Quel âge aurait cet enfant ?

HAGBERG.

Huit ans à peu près.

FRÉDÉRIC.

Et la comtesse ne dit point où il est ?

HAGBERG.

Elle feint de pleurer sa mort ; il n’est que trop probable, en effet, que le pauvre innocent n’est plus.

LOUDMANN, avec l’air du doute.

Voilà bien des crimes pour une femme !

FRÉDÉRIC.

Pourrai-je voir ce médecin aujourd’hui même.

HAGBERG.

Oui seigneur, je vais lui écrire par un moyen sûr. Dans trois heures je vous y conduirai.

FRÉDÉRIC.

Fort bien. Vous me retrouverez dans ce lieu. Je vais en vous attendant, présenter mes hommages au seigneur d’Esenbach.

HAGBERG.

Je vous quitte donc, seigneur, puisse le ciel vous protéger sans cesse, et se servir de votre bras pour punir tant de forfaits.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN

 

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! tu le vois, tout semble se réunir pour accuser la comtesse.

LOUDMANN.

Oui, mais cet homme m’est suspect. Il a le ton patelin et le cœur, méchant.

FRÉDÉRIC.

S’il nous fournit, cependant, les preuves dont il a parlé ?

LOUDMANN.

Ah ! s’il les fournit, vous ne verrez aussi empressé à punir cette femme que je suis ardent à la défendre. Mais, seigneur, si nous nous rendions au château ? Je ne vous cache pas que pour mon compte, je meurs de faim.

FRÉDÉRIC.

Je le veux bien, d’autant plus que maintenant, d’autres informations seraient inutiles ; il faut attendre...

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, UN CHEVALIER

 

CHEVALIER, à Frédéric.

Seigneur, le comte d’Esenbach, instruit de votre arrivée, vient au-devant de vous, accompagné d’un grand nombre de ses vassaux.

FRÉDÉRIC.

Il suffit ; que nos compagnons d’armes se rassemblent.

LE CHEVALIER.

Les voici.

Ils entrent tous, et se rangent autour de Frédéric.

LOUDMANN.

Peste soit de la cérémonie ! en voilà pour deux heures avant de se mettre à table.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, CONRAD, TROUPES DE VASSAUX

 

Ils arrivent sur une marche, et défilent devant les chevaliers.

CONRAD, à Frédéric.

Général, il me serait difficile de vous exprimer la joie que fait naître parmi nous votre présence et celle de vos braves compagnons : elle est égale à l’admiration qu’inspirent vos hauts faits. Le nom seul des chevaliers du Lion est l’effroi du coupable et l’espoir de l’innocent : puisse votre arrivée dans ces lieux y faire triompher les saintes lois que vous professez, et puisse ce jour ajouter encore à la gloire immortelle que vous ne cessez d’acquérir. Vive ! vive à jamais les Chevaliers du Lion !

TOUS LES VASSAUX.

Vive les Chevaliers du Lion !

Les Chevaliers répondent par le salut de leurs drapeaux.

FRÉDÉRIC.

Seigneur, il nous est bien doux de recevoir l’assurance de l’estime publique, nous avons consacré notre existence un soin de la mériter : elle est le but de tous nos travaux, en y joignant la vôtre, vous comblez nos désirs.

CONRAD.

Daignerez-vous vous rendre à l’empressement qu’ont ces bonnes gens de vous présenter leurs hommages, en assistant à la petite fête qu’ils ont préparée ?

Frédéric s’incline.

Prenons place.

LOUDMANN, à part.

Allons, nous en aurons jusqu’au soir.

Le ballet commence. Après le ballet.

CONRAD, se levant.

C’est assez.

LOUDMANN, à part.

Parbleu ! c’est bien heureux.

CONRAD.

Nous allons, si vous le désirez, nous rendre au château où tout est préparé pour vous recevoir ; peut-être avez-vous besoin de repos, et nous avons abusé...

FRÉDÉRIC.

Non, seigneur, les plaisirs sont le repos des hommes de guerre.

CONRAD.

Allons, que tout s’empresse à recevoir de tels hôtes, et que chacun leur rende ce que l’on doit de respect à l’honneur et à l’appui de la Germanie.

LOUDMANN, à part.

Voilà un homme furieusement complimenteur, on voit bien qu’il a besoin de nous.

Tout le monde défile.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une esplanade, devant le château de Neubourg. Au milieu, dans le fond est le pont-levis, et sur un des côtés, une petite porte du château s’ouvre sur la scène. Près de cette porte est un banc, sur lequel sont assis Marceline et Claudio. Quand la toile se lève, Marceline file.

 

 

Scène première

 

MARCELINE, CLAUDIN

 

CLAUDIN.

Parce que, d’ailleurs, c’est tout simple cela, et ceux qui diront le contraire ont tort, attendu que... certainement... voyez-vous ben, ma mère...

MARCELINE.

Qu’est-ce que tu marmottes-là encore, nigaud ?

CLAUDIN.

Nigaud ! c’est bientôt dit ; quand les gens ont raison ; mais la vérité est vraie : je ne dis que cela.

MARCELINE.

Tu vas encore recommencer tes calomnies ! tiens Claudin, je me repends bien de t’avoir laissé entrer chez ce vilain médecin : tu étais bête, mais tu n’étais pas méchant.

CLAUDIN.

J’étais bête ! j’étais bête ! pas plus que je ne le suis à présent.

MARCELINE.

Ah ! c’est vrai ça.

CLAUDIN.

Vous vous êtes mis ça dans la tête, quand j’étais tout p’tit, et depuis ce temps-là, vous n’avez pas voulu en démordre par entêtement ; mais que j’sois bête, ou non, çà n’m’empêche pas d’y voir clair.

MARCELINE.

Mais qu’est-ce que tu vois donc tant ?

CLAUDIN.

C’est inutile de vous l’dire, vous êtes borgne sur le compte de vot’ maîtresse.

MARCELINE.

Ma maîtresse vaut mieux que ton maître, entends-tu ? cette chère Clotilde ! je l’ai nourrie, et c’est bien mal à toi d’parler comme çà d’ta sœur de lait ; tu n’es guères reconnaissant de tout c’quelle a fait pour nous. Où en serais-je, si, d’puis la mort de ton père, elle ne m’avait pas secourue et logée dans son château ?

CLAUDIN.

Pardine ! vous seriez autre part ; est-ce que j’vous au rais laissée dans l’embarras, donc ?

MARCELINE.

J’sais ben que tu es un bon garçon ; mais ta place de jardinier ne nous mènerait pas loin ; et toi-même, la comtesse n’a-t-elle pas voulu te faire du bien, en te don nant de l’éducation ? n’est-ce pas elle quia payé ton maître à lire et à écrire ?

CLAUDIN.

Ah ! mon dieu ! je n’ai jamais su ni l’un ni l’autre.

MARCELINE.

C’n’est pas sa faute, à c’te bonne dame.

CLAUDIN.

Bonne dame, tant qu’il vous plaira, ma mère ; mais j’sais des choses d’elle ! ah ! des choses qui font transir !

MARCELINE.

J’sais ben qu’on la calomnie ; mais ne crois pas çà, mon enfant ; ce sont des mensonges, que ses ennemis font courir.

CLAUDIN.

Ah ! c’est une histoire terrible !

MARCELINE.

J’sais ben, j’sais ben ; mais c’est faux, j’en mettrais ma tête sur l’billot.

CLAUDIN.

N’mettez pas votr’tête, ma mère, il n’y a qu’une voix là-dessus dans tout le village, et si ce n’était pas, pour quoi y aurait-il au château tous ces hommes de guerre ? pourquoi le chevalier Woalberg ne sortirait-il jamais à moins qu’y n’soit armé jusqu’aux dents ? Quand on a rien à craindre on n’a pas si peur : le saigneur d’Esenbach qu’est ici tout proche n’est pas comme ça lui. Ah ! v’là un joli endroit : on y rit, on y danse : ici, on s’ennuie ! on s’ennuie ! si on n’avait pas quelquefois la conversation...

MARCELINE.

Oui ! belle conversation ! où on déchire ses maîtres ?

CLAUDIN.

Dame ! y faut ben dire queuque chose.

MARCELINE.

Prends toujours ben garde que la comtesse ou le chevalier ne t’entendent un jour.

CLAUDIN.

Vous me prenez donc pour un imbécile ? Ah ! j’sais à qui je parle !

MARCELINE.

Tu ferais toujours mieux d’te taire ; mais ça t’est impossible.

CLAUDIN.

C’est vrai ! quand j’sais queuque nouvelle çà m’étouffe ; mais faut que j’vous quitte, j’ai une commission à faire pour mon maître, et s’il me surprenait à m’amuser...

MARCELINE.

Mais il n’est pas encore rentré, ton maître.

CLAUDIN.

Ah ! que si, vous savez bien qu’il y a une autre porte qui donne sur les cours du château ? Il sort et il rentre toujours par là, quand il va faire la tournée de ses malades.

MARCELINE.

Eh ben ! cours vite.

CLAUDIN.

Oui, J’y vais ; à propos d’mon maître, quand vous m’parlez devant lui, n’m’appelez donc pas nigaud, imbécile, comme vous faites toujours ; çà m’nuit, vraiment, çà m’nuit.

MARCELINE.

J’y prendrai garde ; tu sais ben que je t’aime, avec tout çà, j’voudrais te voir heureux ; car au fond t’es plus bête que méchant.

CLAUDIN.

Là ! encore ! c’que c’est que l’habitude ! tâchez dong d’vous défaire de çà, j’vous en prie, tâchez d’vous en défaire.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MARCELINE

 

Il n’y a qu’one voix dans tout l’village. Claudin a raison, malheureusement, tout le monde accuse la comtesse, et la pauvre femme en mourra : si douce ! si bonne ! faut quelle ‘elle ait de grands ennemis. C’est ce vilain comte d’Esenbach, il voudrait la voir enterrée, et j’crains ben qu’avant peu il n’y réussisse. Mais, le château s’ouvre, c’est elle et le chevalier ; laissons-là pleurer en liberté

Marceline sort.

 

 

Scène III

 

WOALBERG, CLOTILDE

 

CLOTILDE.

Ah ! chevalier, je m’attache à vos pas ; que vous a dit ce soldat ? Il était allé sur le chemin d’Esenbach. J’espérais apprendre, par lui, des nouvelles de mon fils ! Mon cher Henry n’est-il plus ? Craignez-vous de m’en donner l’affreuse certitude ! Parlez ?

WOALBERG.

Non, madame, je n’ai rien appris sur le sort de ce jeune infortuné.

CLOTILDE.

Et vous me quittez ! vous, mon seul protecteur ! lors qu’un hasard, que je bénis chaque jour, vous conduisit sur mes terres, ne me promîtes-vous pas votre appui ? Quel motif peut vous engager à trahir vos serments ? N’êtes-vous plus persuadé de mon innocence ? Oh ! ciel ! ce dernier coup manquait à mes malheurs.

WOALBERG.

Non, madame, non ; je ne vous crois pas coupable. Je vous ai promis de vous défendre contre vos barbares ennemis, mes intentions sont les mêmes ; mais l’état que je professe m’impose des devoirs que je ne puis enfreindre, et je frémis pour vous...

CLOTILDE.

Je suis préparée à tout, parlez !

WOALBERG.

Eh bien ! connaissez donc tous vos malheurs ! Le cruel frère de votre époux est enfin parvenu à vous rendre odieuse aux êtres les plus vertueux. Un ordre terrible dont la justice égale la valeur, un ordre auquel je suis lié moi-même par les serments les plus saints : les Chevaliers du Lion, enfin, embrassent la cause du comte et soutiennent ses droits. Protecteurs de la Germanie, et vengeurs du crime, ils viennent punir celui dont un traître vous accuse. Peut-être aujourd’hui même ils vont attaquer le château. Que faire ? Grand dieu ! puis-je m’armer contre mes compagnons d’armes ? contre ceux pour lesquels j’ai juré de combattre ? plutôt mourir, cent fois, que noircir ma vie d’une telle infamie !

CLOTILDE.

Non, chevalier, vous ne mourrez point ! à dieu ne plaise que votre générosité vous coute ou l’honneur ou la vie : allez joindre vos frères d’armes, que votre pitié pour mon sort cède aux lois du devoir. Tant d’injustice tant de douleur, me font renoncer sans peine à la vie, je ne la défendrai pas, je n’exposerai point à une mort certaine, le petit nombre de serviteurs qui me restent fidèles. Allez, dites à mes cruels ennemis que le château leur est ouvert, et j’attends, sans effroi, l’instant où que leur arrêt viendra terminer ma malheureuse existence.

WOALBERG.

Qu’entends-je ! croyez-vous que Woalberg, convaincu de votre innocence, vous laissera périr sans secours ? Non, madame, je vais employer tous les moyens de vous sauver sans une rendre coupable !

CLOTILDE.

Hélas ! vous l’espérez en vain, quelles preuves pourront me justifier ?

WOALBERG.

Voici mon projet : Frédéric de Frobourg, chef des Chevaliers du Lion, me connaît depuis longtemps : il a été le témoin de mes premiers faits d’armes ; je me flatte qu’il croit à ma loyauté, je vais l’aller trouver : le langage de la vérité a quelque chose de sacré, auquel l’honnête homme ne se trompe pas ; il daignera m’entendre, et le ciel m’inspirera les moyens de faire triompher l’innocence.

CLOTILDE.

Puisse-t-il ne point tromper votre espoir !

WOALBERG.

J’aurais désiré, avant tout, revoir le médecin qui soigna votre époux ; je ne sais pourquoi cet homme m’a toujours été suspect.

CLOTILDE.

Croyez que vous le soupçonnez à tort. Dans mes malheurs, je me suis toujours applaudie d’avoir suivie ses conseils.

WOALBERG.

Vous l’avez souvent interrogé sur les derniers moments du comte ? il en fut le témoin, Pardon si je renouvelle votre douleur ; mais au moment d’embrasser votre défense près de mon chef. répétez-moi les tristes détails dont vous m’avez fait part lors de mon arrivée dans ces lieux : la circonstance la plus légère en apparence, peut être importante, et je veux pouvoir répondre à tout.

CLOTILDE.

Le comte, ainsi que je vous l’ai dit, est à peine bu la potion, que je lui présentai, qu’il éprouva des douleurs affreuses. Il mourut trois heures après, et les signes du poison ne furent que trop certains.

WOALBERG.

Vous m’avez dit n’avoir point été présente à ses derniers moments.

CLOTILDE.

Hélas ! ne pouvant soupçonner le malheur dont j’étais menacée, je m’étais retirée, pour prendre du repos.

WOALBERG.

Qui vous remit cette boisson que vous présentâtes à votre époux.

CLOTILDE.

Un de ses serviteurs, qui est mort, en prison peu de jours après, en protestant de son innocence.

WOALBERG.

La présentâtes-vous au comte, dès qu’on vous l’eut apportée ?

CLOTILDE.

Non. Pas sur-le-champ.

WOALBERG.

Et quelles personnes vous entouraient alors ?

CLOTILDE.

Plusieurs, entre autres le médecin et le comte d’Esenbach.

WOALBERG.

Hélas ! je n’entrevois que trop la noirceur de la trame ; mais comment en fournir les preuves ? n’importe. Le crime est lâche, il se déconcerte aisément. Peut-être, lui-même se trahira-t-il. Je vais au moins tout tenter...

CLOTILDE.

Mais si, comme je dois le craindre, vos efforts sont superflus, je vous conjure de ne point vous exposer à la haine de mon cruel persécuteur. Il est capable de tout pour vous perdre. Puis-je vous voir sur le point de vous mettre en sa puissance, sans frémir des dangers...

WOALBERG.

Rassurez-vous. Il n’osera rien entreprendre contre moi. La présence des chevaliers lui en imposera. Et si le sort qui vous poursuit, rend ma démarche infructueuse, si le crime l’emporte, je reviens dans le jour même, vous soustraire à une mort certaine. Je protègerai votre fuite, et ne vous quitterai qu’après vous avoir assurée, une retraite où la vertu la plus pure ne soit pas soupçonnée.

CLOTILDE.

Ah ! chevalier, puis-je accepter des offres aussi généreuses ? cessez plutôt de protéger une infortunée dont la vie est devenue une souffrance continuelle. Hélas ! j’ai vu périr à la fleur de son âge, l’époux que j’adorais et les barbares osent m’accuser de sa mort. Mon fils, mon cher Henry, me restait seul. Sa tendresse eut calmé ma douleur. Ils me l’ont ravi. Peut-être, grand dieu ! ont-ils tranché ses jours. Enfin, jeune encore, je me vois seule au monde, accusée des crimes les plus odieux, sans espoir de me justifier. Après de tels coups, que m’importe la vie ! pourquoi ne suivrai-je pas au tombeau tout ce qui me fût cher ? cessez donc de vous exposer pour moi vivez pour la gloire, rivez pour le bonheur, et craignez que l’intérêt que vous prenez à mon sort ne puise à votre renommée.

WOALBERG.

Eh ! que m’importe, à moi, l’opinion du vulgaire ? ne suis-je pas certain de voire innocence ? mon estime, mon appui, seraient donc de vains mois ? non. Je veux qu’un jour, lorsque la vérité enfin triomphera, on dise : Clotilde innocente, fut accusée par la Germanie entière. Le chevalier Woalberg la connut seul, et seul il la défendit et la protégea contre la Germanie.

CLOTILDE.

Eh bien ! je m’abandonne à vous, suivez vos généreux desseins. Puissent-ils n’être point sans succès !

WOALBERG.

Je cours trouver les chevaliers. Rentrez dans le château, et priez le ciel qu’il m’inspire les moyens de les désarmer. Ô dieu ! tu lis dans son cœur. Jette un regard de pitié sur cette infortunée. Protège tant de vertus, tant de beauté, et fait triompher la justice.

 

 

Scène IV

 

WOALBERG, CLOTILDE, CLAUDIN

 

CLAUDIN, à part.

Pardine ! je n’pouvais pas mieux tomber ! v’là madame la comtesse, faut que j’lui d’mande la permission...

Haut.

Si madame la comtesse...

WOALBERG, à Clotilde.

Ce garçon n’est-il pas au service du médecin ?

CLOTILDE, à Woalberg.

Il est son jardinier.

À Claudin.

Que veux-tu, Claudin ?

CLAUDIN.

Madame... c’est que... si madame voulait ben me le permettre... c’est que j’sais qu’madame n’aime pas çà.

CLOTILDE.

Qu’est-ce donc.

CLAUDIN.

J’sais ben qu’madame n’aime pas que ses vassaux aillent danser avec ceux d’Esenbach : c’pendant comme il y a bal aujourd’hui, si c’était un bon moment d’madame, de permettre... que j’puisse... parce que...

WOALBERG.

Tu voudrais y aller danser ?

CLAUDIN.

C’est vrai, que çà tente un peu, on entend le tambourin, de vot’village ; ah dame ! c’est qu’il y a une belle fête, parce qu’il est arrivé chez le châtelain, des chevaliers... des Chevaliers du Lion, qu’on traite ! faut voir !

CLOTILDE.

Hélas !

WOALBERG.

Qui t’a dit tout cela ?

CLAUDIN.

C’est ce soldat d’Esenbach qui m’a donné c’te lettre.

WOALBERG.

Quelle lettre ?

CLAUDIN.

Eh ! c’te lettre-ci pour mon maître.

WOALBERG.

Par quel hasard ton maître reçoit-il une lettre du château d’Esenbach ?

CLAUDIN.

C’est pas un hasard du tout, monsieur l’chevalier ! il en reçoit tous les jours, puisque c’est moi qui vais les chercher !

WOALBERG, bas.

Tous les jours !

Haut.

Et qui te les remets ? 

CLAUDIN.

Toujours ce même soldat : il m’attend dans un endroit du parc, dont nous sommes convenus.

WOALBERG, bas à Clotilde.

Quel mystère !

CLOTILDE, de même.

Cela m’étonne !

Haut à Claudin.

Je ne croyais pas que ton maître eût des amis au château d’Esenbach ?

CLAUDIN.

Ah ! que si, madame la comtesse ! quand il n’y aurait que ce grand tout laid, qui venait si souvent, avant la mort de monseigneur !

WOALBERG, bas.

Tout cela m’est suspect, et je veux l’éclaircir !

CLOTILDE.

Qu’allez-vous faire ?

WOALBERG, à Claudin.

Donne-moi cette lettre !

CLAUDIN.

Monseigneur badine ! puisque cette lettre est pour mon maître ! Ah ben ! j’aurais un beau train !

WOALBERG.

N’importe ! donne, te dis-je !

CLAUDIN.

Mais, monseigneur, ça n’ce peut pas ça, vous sentez ben vous-même.

WOALBERG, prenant la lettre.

Obéis.

CLAUDIN.

Ah mon dieu ! mon dieu ! qu’est-ce que j’vais donc faire ?

Il pleure.

 

 

Scène V

 

WOALBERG, CLOTILDE, CLAUDIN, MARCELINE

 

MARCELINE.

Qu’as-tu donc, mon enfant ?

CLAUDIN.

Ah ! ma mère, ma mère ! je perds ma place : que j’suis donc malheureux !

WOALBERG, après avoir lu.

Dieu tout puissant ! que vois-je !

CLOTILDE.

Parlez !

CLAUDIN, en pleurant.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

WOALBERG, à Claudin.

Ah ! mon ami, ne crains rien.

À Clotilde.

Vous lui devez la vie !

CLOTILDE.

Se pourrait-il ?

WOALBERG.

Écoutez tous : la joie, le saisissement m’ôtent la force de m’exprimer. Cette lettre paraît être écrite par un des vils agents du comte d’Esenbach ; et c’est

Montrant Claudin.

à son maître que j’ai toujours soupçonné, qu’elle s’adresse :

Il lit.

À neuf heures du matin.

Brave ami ! le jour tant désiré est enfin arrivé Les Chevaliers du Lion sont au château, tous prêts à nous défaire de la comtesse et à nous mettre en possession de ses biens. Les moyens que nous avons employés pour leur persuader qu’elle est coupable, ont assez bien réussi ; cependant avant de frapper, ils exigent des preuves plus convaincantes, et je leur en ai promis. Comme pour leur être moins suspect, je me suis revêtu d’un habit d’ermite ne sois point surpris de me voir arriver sous ce déguise ment, dans deux heures. Je serai accompagné du chef des Chevaliers. N’oublie pas que je suis un saint homme, retiré du monde depuis cinq ans, et que je servais autre fois sous le comte de Neubourg. Nous leur montrerons cet écrit, que nous avons si heureusement fabriqué. Comme médecin du comte et témoin de sa mort, tu achèveras de les persuader, et notre fortune est faite ; car la reconnaissance de mon maître n’aura point de bornes, lorsque nous l’aurons rendu possesseur des richesses qu’il envie depuis si longtemps. Dans deux heures je serai à la petite porte. D’ici à ce moment, tu n’ouvriras à personne. Je frapperai trois coups. Ton ami,

HAGBERG.

CLOTILDE.

Quelle horreur !

MARCELINE.

Les scélérats !

CLAUDIN, stupéfait.

Ah ! mon dieu !

WOALBERG.

Ne perdons pas de temps en discours superflus. La lettre est écrite à neuf heures, il en est plus de dix ; saisis sons-nous, sans tarder, du misérable, dont les aveux nous deviendront nécessaires. Soldats,

Il en paraît quelques uns.

que quatre d’entrevous suivent mes pas.

À Clotilde.

Et vous aussi, venez, madame, votre présence doit nous aider à confondre l’infâme.

À Claudin et à Marceline.

Pour vous autres, aussitôt que vous apercevrez le chef des Chevaliers, et son indigne conducteur, retirez-vous afin qu’ils se croient seuls, et frappent sans défiance.

CLOTILDE.

Hélas, je ne puis croire à tant de bonheur, puisse le ciel ne point tromper notre espoir.

WOALBERG.

Non, sa justice éclate, enfin, et va frapper les coupables ; entrons.

Ils entrent par la petite porte.

 

 

Scène VI

 

CLAUDIN, MARCELINE

 

CLAUDIN.

Ah, mon dieu, mon dieu, que c’est donc terrible, cet ermite, ces trois coups à la porte... sans savoir c’que çà veut dire, çà m’fait frissonner jusqu’aux cheveux.

MARCELINE.

Comment, tu n’entends pas c’que ça veut dire ?

CLAUDIN.

Dame, écoutez donc, ma mère çà n’est pas trop clair ; est-ce que vous l’entendez, vous ?

MARCELINE.

Comment ! tu ne vois pas que ton maître est un scélérat, qui a empoisonné monseigneur ?

CLAUDIN.

Il a empoisonné monsieur le comté, c’te lettre disait çà ?

MARCELINE.

Sans doute qu’elle le disait.

CLAUDIN.

C’n’est donc plus madame la comtesse qui l’a empoisonné ?

MARCELINE.

Est-ce que tu as pu le croire ?

CLAUDIN.

Dame, tout l’monde le croyait ; et c’est pour çà qu’ils vont arrêter mon maître ?

MARCELINE.

Certainement.

CLAUDIN.

Qu’est-ce qu’on lui fra donc ?

MARCELINE.

Pardine, on va le pendre.

CLAUDIN.

Le pendre, comment je s’rai l’jardinier d’un pendu, ah mon dieu, mon dieu, me v’là déshonoré, moi.

MARCELINE.

Eh, qu’est-ce que tu veux que çà te fasse ? imbécile est-ce que c’est la faute ? tu devrais seulement rougir d’avoir pu soupçonner une excellente dame comme la nôtre. Cette chère Clotilde, j’suis sûr qu’elle sera encore assez bonde pour te pardonner.

CLAUDIN.

Elle aura raison, ma mère, elle aura raison, car j’suis si fâché, si fâche... j’vois ben qu’tout ce qu’on disait sur elle sont des calomniations !

MARCELINE.

Pour çà, c’te pauvre femme, elle a assez souffert, et d’puis quinze jours surtout, qu’on a enlevé son fils...

CLAUDIN.

Ah ! c’est vrai, le p’tit Henry. Elle n’en a donc pas de nouvelles ?

MARCELINE.

Hélas ! non.

CLAUDIN, à demi-voix.

Ma mère, ma mère, écoutez donc. Faut pas lui dire ça, car ça lui ferait d’la peine ; mais p’têtre ben qu’mon maître l’a empoisonné aussi ?

MARCELINE.

Ah ! que ça soit lui ou un autre ; il y a ben apparence que l’pauvre innocent n’est plus de c’monde.

CLAUDIN.

C’pauvre petit ! il était si gentil ! J’ai souvent joué avec lui. Je...

MARCELINE.

J’crois que j’les aperçois. Justement v’là l’ermite ; allons, retirons-nous.

CLAUDIN, regardant.

J’vousdrais c’pendant ben voir...

MARCELINE.

Puisque monsieur l’chevalier l’a ordonné, retirons-nous te dis-je. Nous reviendrons savoir, dans quelque temps, comment tout se s’ra passé.

CLAUDIN.

Ah ! les beaux messieurs avec leurs panaches.

MARCELINE.

Mais, viens donc.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, HAGBERG, en ermite

 

HAGBERG.

Nous voici arrivés, seigneurs, vous voyez que mon ami logeant dans le château même, il était de la prudence que vos gens restassent à une petite distance, afin que leur vue n’excitât pas les soupçons.

FRÉDÉRIC.

Fort bien. Conduisez-nous promptement auprès de votre ami.

HAGBERG.

Vous allez le voir, soigneur ; mais avant, permettez-moi de vous faire une question : En emmenant tout votre monde avec vous, votre dessein est donc d’attaquer le château sur le champ, et de vous en emparer, si mon ami vous fournit des preuves authentiques du crime ?

FRÉDÉRIC.

Mes desseins doivent peu vous importer, mon père, il s’agit maintenant, de me fournir ces preuves dont vous parlez, c’est à moi de prendre soin du reste.

HAGBERG.

Mon intention n’est pas de vous déplaire, mon fils, je vous ferai observer seulement, que le château de Neubourg, et ses dépendances, appartenant au comte d’Esenbach, en vertu du testament de son frère, il serait désirable que votre troupe n’y commit aucun dégât qui...

LOUDMANN.

Nous prenez-vous pour des brigands ?

HAGBERG.

Dieu me garde d’une telle idée, mon fils, je me suis sans doute mal expliqué, et, quoique bien involontaire, je me reproche un tort qui a pu vous faire douter de la profonde vénération...

LOUDMANN.

Allons, allons, trêve de courbettes. Conduisez-nous promptement. Croyez-vous que le général n’ait pas autre chose à faire qu’à vous écouter ?

HAGBERG, à Frédéric.

Daignez me suivre mon fils.

Il frappe trois coups à la petite porte.

WOALBERG derrière la porte.

Qui frappe ? Est-ce le lion ?

HAGBERG.

Oh ! ciel ! quelle est celle voix ?

FRÉDÉRIC.

C’est lui-même. Vous qui semblez le connaître, soyez sans crainte, il n’est redoutable qu’aux méchants.

WOALBERG.

Je le sais, et je bénis son arrivé, mais pourquoi prend-il des chemins détournés ? Pourquoi suit-il les pas du tigre ?

HAGBERG, à part.

Nous sommes perdus ! tout est découvert.

FRÉDÉRIC.

Malheur au tigre ! s’il s’en trouve parmi nous.

LOUDMANN.

C’est Woalberg.

HAGBERG.

C’est lui-même, et je cours...

Il veut s’échapper.

LOUDMANN, le retenant.

Un moment, un moment, s’il vous plaît, mon père, il me semble qu’ici nous aurons besoin de vous.

HAGBERG.

Mais, mon fils, je ne puis me battre.

LOUDMANN.

Vous prierez pour nous, pendant le combat.

HAGBERG.

Mon état me défend de voir couler le sang.

LOUDMANN.

Vous fermerez les yeux.

FRÉDÉRIC, à Hagberg.

Si vous faites un pas, je vous soupçonne.

LOUDMANN.

Ah ! je l’en empêcherai parbleu bien !

FRÉDÉRIC, à la petite porte.

Ouvrez au lion.

La porte s’ouvre.

 

 

Scène VIII

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, HAGBERG, WOALBERG, SOLDATS

 

WOALBERG, montrant Hagberg.

Soldats ; emparez-vous de cet homme. Vous me par donnerez mon général, d’oser donner un ordre en votre présence ; quand vous connaîtrez tous les crimes dont ce misérable s’est rendu coupable. Quand vous saurez que l’habit d’un ermite cache à vos yeux l’infâme agent du comte d’Esenbach, un monstre qui serait peut-être par venu à tromper votre justice, si le ciel n’avait fait tom ber entre mes mains, cette lettre, qu’il écrivait à son indigne complice, et que je vous supplie de lire.

Frédéric prend la lettre et lit.

LOUDMANN.

J’aurai parié que c’était un coquin, il en avait la mine.

FRÉDÉRIC, après avoir lu.

Quel mystère d’horreur !

À Hagberg.

Que répondez-vous à cela. Pouvez-vous nier votre écriture ?

HAGBERG.

Oui, sans doute, je nie que cette lettre soit de moi, quelque chose qu’elle renferme. Eh ! seigneur, ne voyez vous pas combien la ruse est grossière. Ou veut justifier la comtesse, on veut me rendre suspect.

FRÉDÉRIC.

Mais personne que vous n’était instruit des détails que contient cet écrit. Vous y parlez de votre entrevue avec moi. D’où l’aurait-on sue ?

HAGBERG.

Je l’ignore, mais je soutiens que cette lettre n’est pas de moi.

WOALBERG.

Vil imposteur ! auras-tu la même audace, en présence de ton complice ? Le médecin est arrêté, et à tout avoué.

HAGBERG.

Il a tout avoué !

LOUDMANN.

Ah ! cela vous dérange mon père.

HAGBERG.

Eh bien ! que m’importe ses aveux ! la crainte des tourments les lui aura arrachés.

WOALBERG.

Oui, seigneur, le comte d’Esenbach est le coupable : dans l’espoir de posséder les immenses richesses de son frère, il gagna le même médecin, dont ce misérable, ne craignait point de vous offrir le témoignage pour perdre l’innocence. Ce médecin prépara lui-même le poison, et le jeta, dans le vase que l’infortunée comtesse de Neubourg présenta à son époux ; ignorant, hélas ! quelle lui présentait la mort. Après avoir commis ce crime, les scélérats ont osé en accuser l’innocente Clotilde, afin d’arracher au comte de Neubourg, le testament qui la déshérite.

FRÉDÉRIC.

Grand dieu ! de pareils monstres peuvent-ils exister ?

WOALBERG.

Le hasard m’envoya au secours de cette infortunée il me conduisit sur ses terres, peu de jours après la mort, de son époux. Je la vis, son seul aspect me persuada de son innocence. Mais lorsqu’elle m’eut raconté ses malheurs en implorant mon appui, je jurai d’employer mon bras et mes soldats au soin de la protéger. Depuis ce temps, j’habite ce château ; ma présence, a jusqu’ici, empêché le comte de l’attaquer et la certitude de ne pouvoir s’en rendre maître sans un nouveau secours a pu seul l’engager à implorer le votre, au risques des dangers qui pouvaient en résulter pour lui.

FRÉDÉRIC.

Le traitre payera cher l’injure qu’il a faite à notre nom Woalberg, donnez-moi votre main. Vous soulagez mon cœur d’un grand poids. Il m’était cruel de penser qu’un chevalier du lion, servit la cause du coupable.

WOALBERG.

Ah ! mon général, avez-vous pu croire à l’oubli de tous mes serments.

LOUDMANN.

Je ne l’ai pas cru, moi. Que le ciel m’écrase, si je l’ai cru un instant. N’est-il pas vrai, général ?

FRÉDÉRIC.

Oui, Loudmann seul a soupçonné la vérité. Que l’on ôte ce scélérat de ma présence, et qu’on le réunisse à son indigne complice, jusqu’à ce qu’il nous plaise d’ordonner de leur sort.

Les soldats emmènent Hagberg, qui sort en faisant des gestes menaçants.

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, LOUDMANN, WOALBERG, CLOTILDE, par la petite porte

 

WOALBERG.

Venez, venez, madame, et ne voyez plus dans les chevaliers du lion que des protecteurs invincibles.

CLOTILDE, voulant se mettre aux genoux de Frédéric qui l’en empêche.

Ah ! seigneur, est-il vrai ? le sort se lasse-t-il de me persécuter ? et mon innocence est-elle enfin reconnue ?

FRÉDÉRIC.

Oui, madame ! Je la lis dans vos yeux baignés de larmes, dans le fond de mon cœur, et si je n’écoutais que mon indignation, dans ce moment même ce bras exterminerait vos ennemis ; mais je dois compte de ma conduite à l’ordre dont je suis le chef. Il faut que votre justification soit entière. Entrons dans le château. Je vais moi-même interroger les deux coupables, qui sont en notre puissance. Je désire que vos vassaux soient présents. Cette formalité remplie, croyez que ma vengeance sera aussi prompte que terrible.

CLOTILDE.

Je m’abandonne à vous, seigneur, ordonnez tout dans des lieux où votre seule présence ramène l’espoir et le bonheur.

FRÉDÉRIC.

Entrons, sans plus attendre. Vous Loudmann, donnez le signal à nos compagnons, qu’ils se rendent ici. Instruisez-les de tout, et qu’ils se tiennent prêts à repartir pour, Esenbach.

LOUDMANN.

Oui, général.

Ils entrent dans le château par le pont Levis ; Loudmann reste sur la scène.

 

 

Scène X

 

LOUDMANN, CLAUDIN

 

CLAUDIN.

Qu’est-ce que c’est donc que tout ça ? ah ! v’là un de ces messieurs à panaches ; faut que je l’questionne. Seigneur...

LOUDMANN, brusquement.

Qui est-tu ? que veux-tu ?

CLAUDIN.

Je m’nomme Claudin, j’suis l’frère de lait de madame la comtesse, et, avec vot’ permission, j’voudrais savoir si mon maître est déjà pendu.

LOUDMANN.

Qu’est-ce que c’est que ton maître ?

CLAUDIN.

C’est c’médecin...

LOUDMANN.

Comment, misérable ! tu es au service de ce scélérat là !

CLAUDIN.

Ah ! seigneur, n’vous fâchez pas, n’vous fâchez pas. Est-ce que j’savais ça, moi ! je le croyais un honnête homme. Tout l’village le croyait aussi. D’ailleurs, comme dit ma mère. Qu’est-ce que tu yeux que ça te fasse, imbécile !...

LOUDMANN.

Eh ! bien, il n’est pas encore pendu ; mais cela ne tardera guères.

CLAUDIN.

C’est consolant pour lui !

LOUDMANN, avec colère.

Est-ce que tu le plains ?

CLAUDIN.

Ah ! mon dieu non, seigneur. Ben au contraire. J’suis charmé que madame la comtesse soit justifiée ; mais comme dit ma mère, elle a de fiers ennemis, Dame ! voyez-vous, c’est que l’comte d’Esenbach est un grand seigneur. Il a des soldats ! des soldats !

LOUDMANN.

Ah ! nous allons mettre tous ces gens là à la raison ; je crois que demain, le comte d’Esenbach ne fera plus de mal à personne.

CLAUDIN.

On va donc se battre ?

LOUDMANN.

Parbleu !

CLAUDIN.

Eh ben ! monseigneur, vous pouvez me rendre un grand service ; j’vois ben à vot’ panache que vous êtes un chevalier du Lion ?

LOUDMANN.

Après ?

CLAUDIN.

Faites moi l’plaisir de m’prendre dans vot’troupe.

LOUDMANN.

Toi ?

CLAUDIN.

Moi-même. J’veux prouver mon attachement à madame la comtesse, Quand j’me s’rai battu pour elle, elle m’pardonnera plus facilement.

LOUDMANN.

Et si tu es tué ?

CLAUDIN.

Ah ! diable ! je n’pensais pas à ça.

LOUDMANN.

D’ailleurs tu n’as pas l’air assez dégourdi pour faire un soldat. Tu ne saurais pas seulement marcher.

CLAUDIN.

Ah ! que pardonnez-moi. Regardez un peu.

Il fait l’exercice.

Droite, gauche, en avant marche. Il n’en faut pas davantage ; on tombe dessus à grand coup de sabre. Pif ! Pan ! Et si on n’est pas les plus forts, on se sauve. Je cours à merveille, par exemple.

LOUDMANN.

Beau talent ! mais tu ne sais donc pas qu’avec les chevaliers du Lion, on ne se sauve jamais.

CLAUDIN.

Comment ! vous vous laissez tuer comme çà ? C’que c’est que l’habitude !

LOUDMANN.

Au contraire : c’est nous qui tuons les autres.

CLAUDIN.

Raison de plus pour marcher de vot’côté. Allons, v’là qu’est décidé. J’veux m’battre, moi. J’vais chercher un sabre. J’suis ici dans un moment. N’partez pas sans moi. J’vous en prie, n’partez pas sans moi. 

Il sort.

LOUDMANN.

On n’a garde.

Il donne trois fois du cor, qu’il porte à sa ceinture.

 

 

Scène XI

 

LOUDMANN, FRÉDÉRIC, WOALBERG, CLOTILDE, VASSAUX et TROUPES sortant du château, LES CHEVALIERS DU LION arrivant d’un côté du théâtre

 

FRÉDÉRIC

Chevaliers, et vous soldats, rendons grâces au ciel qui nous sauve l’éternel remord d’avoir servi une coupable cause. Conrad d’Esenbach, est le véritable auteur de la mort de son frère, et j’en ai les preuves les plus authentiques. J’ai moi-même interrogé, en présence de ces braves gens, les deux complices de son crime, et sans répéter ce mystère d’horreur. J’atteste devant Dieu, et sur mon honneur, que Clotilde de Neubourg est innocente.

TOUS.

Vive ! vive Clotilde de Neubourg.

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu, je te rends grâces.

FRÉDÉRIC.

Ce jour doit offrir un exemple terrible de la vengeance céleste et de notre justice. Marchons, amis, contre l’audacieux criminel qui a osé implorer notre appui pour opprimer l’innocence. Marchons, et mort au coupable.

TOUS.

Mort au coupable !

FRÉDÉRIC.

Que l’on aille chercher dans la tour, les deux scélérats que l’on vient d’y renfermer, et qu’ils nous suivent. Mon désir est d’épargner le sang autant qu’il sera possible. Le comte nous croyant abusés par ses artifices, n’est point sur ses gardes. Il nous sera peut-être possible de nous en parer de personne sans combats ; si nous parvenons à éclairer ses vassaux sur ses crimes.

CLOTILDE.

Je vous suivrai, seigneur, ma présence peut vous être nécessaire, et peut-être, le ciel, dont la rigueur semble être désarmée, permettra-t-il que j’apprenne quelque nouvelle de mon malheureux fils.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, CLAUDIN, MARCELINE

 

CLAUDIN avec un sabre.

Me voilà ! me voilà !

MARCELINE.

Mais, écoute donc ?

FRÉDÉRIC.

Quel est cet homme ?

LOUDMANN.

C’est un grand nigaud, qui veut venir se battre.

CLAUDIN, à part.

Il aurait ben pu se souvenir de mon nom. J’lui avais dit.

CLOTILDE.

C’est toi, mon pauvre Claudin ?

CLAUDIN.

Oui, madame la comtesse, j’suis si fâché d’avoir été l’jardinier de c’méchant homme, et d’avoir cru les calomniassions qui couraient sur vous, que je m’frai tuer pour que vous m’pardonniez.

CLOTILDE.

Cela est inutile. Je ne t’en veux pas.

CLAUDIN.

Ah ! c’est égal, c’est égal. Je n’pense qu’à la guerre. J’veux m’battre.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! viens avec nous.

CLAUDIN.

Vous l’entendez, ma mère, monsieur l’général veut ben m’prendre avec lui.

MARCELINE.

Belle acquisition qu’il fait là !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, UN CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Seigneur, les deux prisonniers ont disparu.

FRÉDÉRIC.

Disparu !

LE CHEVALIER.

Les soldats chargés de les conduire à la tour, étaient sans doute dans leurs intérêts. Ils se sont échappés avec eux.

WOALBERG.

Chaque jour, en effet, quelqu’un des nôtres nous abandonnait. Ils ont sans doute pris le chemin d’Esenbach, et nous allons trouver le château en état de défense.

LOUDMANN.

Tant mieux, morbleu ! on se battra. Je trouve cela plus simple que toutes les explications qui ne finissent rien. Général, faut-il courir après les fuyards ? Qu’ordonnez-vous ?

WOALBERG.

Il serait impossible de les joindre maintenant.

FRÉDÉRIC.

Il faut nous disposer à attaquer le château. Les troupes qui le défendent, m’ont paru peu nombreuses ?

WOALBERG.

Il est vrai ; mais le comte se battra en désespéré.

CLOTILDE.

Hélas ! puisse-t-il ne point perdre une vie, à laquelle peut-être, celle de mon fils est encore attachée.

FRÉDÉRIC.

Mais êtes-vous certaine que cet enfant soit en sa puissance ?

CLOTILDE.

Je n’en doute pas. Et je tremble que la rage de se voir surpris...

FRÉDÉRIC.

Comment faire pour nous instruire ?...

LOUDMANN.

Avec votre permission, général, je vous ferai part d’une idée qui me vient, et que je crois bonne.

FRÉDÉRIC.

Quelle est-elle ?

LOUDMANN, montrant Claudin.

Ce garçon pourrait nous servir. Il était jardinier de ce coquin de médecin. S’il nous devançait et que sous le prétexte de rejoindre son maître, il s’introduisit dans le château d’Esenbach ? Avec son air bête i ne serait point suspect, et peut-être découvrirait-il quelque chose ?

CLAUDIN.

Pardine ! m’introduire dans le château, ça ne s’ra pas ben difficile, j’ai une clef, moi.

FRÉDÉRIC.

Comment ?

CLAUDIN.

Sans doute. Ce soldat me l’avait donnée pour aller tous les jours chercher les lettres, par la petite porte du pare, qui donne sur le p’tit chemin d’Neubourg. Vous savez ben, madame la comtesse, ce p’tit chemin ?...

CLOTILDE.

Oui, oui.

CLAUDIN, montrant la clef.

La v’là.

LOUDMANN, la prenant.

Elle peut nous être fort utile. Quant à toi, mon ami, il vaudrait mieux te présenter hardiment à la grande grille et demander à parler au conte.

FRÉDÉRIC.

Fort bien ; mais sera-t-il assez adroit ?

CLAUDIN.

Ah ! que oui, monseigneur. Je n’suis pas si bête que ! j’en ai l’air. Et pais l’envie de servir madame la comtesse, me donnera de l’esprit. Expliquez-moi bien, seulement ce qu’il faut faire.

FRÉDÉRIC.

J’aime top zèle. Eh bien ! tu feindrais d’avoir quitté Neubourg, dans la crainte d’être arrêté, et pour rejoindre ton maître, afin de gagner leur confiance, tu leur ferais part de l’intention où nous sommes, d’attaquer le château, et tu parlerais d’un enfant qu’on dit y être renfermé. Observe bien l’effet que produiront tes discours. Ne néglige aucun moyen de savoir si l’enfant est en leur puissance, et vient m’en instruire aussitôt.

CLAUDIN, mettant son sabre sur l’épaule.

Et où vous retrouverai-je ? mon général.

FRÉDÉRIC.

Sur le chemin d’Esenbach, où j’attendrai ton retour pour agir.

MARCELINE.

Mais ne vas pas trop t’exposer mon pauvre enfant.

CLAUDIN.

Soyez tranquille, ma mère, je jouerai si ben mon rôle qu’ils seront bien bas si je ne les attrape pas.

CLOTILDE.

Sois sûr de ma reconnaissance...

CLAUDIN.

Laissez donc, madame la comtesse, que j’retrouve vot’fils, et j’suis content.

FRÉDÉRIC.

Tu es un brave garçon.

CLAUDIN.

J’pars tout de suite, et laissez-moi faire. J’dirai que vous êtes tous des coquins.

Les chevaliers font un mouvement.

C’est une malice ; j’sais ben que vous êtes d’honnêtes gens : j’dirai donc, dis-je, qu’vous êtes tous des coquins, qui vouliez tuer mon maître, et que j’n’ai pas voulu rester avec vous.

FRÉDÉRIC.

À merveille.

CLAUDIN.

Vous verrez que j’saurai tout. Mais n’soyez pas trop longtemps à partir ; car s’ils s’avisaient d’courir après moi, je n’serais pas fâché d’vous trouver là pour me soutenir...

FRÉDÉRIC.

Nous te suivons de près : et si tu tardais à reparaître, nous attaquerions le château, sans délai.

CLAUDIN.

À la bonne heure.

Il sort.

MARCELINE, criant.

Prends bien garde à toi !

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, excepté CLAUDIN

 

CLOTILDE.

Je tremble pour lui !

LOUDMANN.

Rassurez-vous, madame ! il a tout ce qu’il faut pour jouer ce rôle. Ils ne penseront jamais à le soupçonner.

MARCELINE.

Mon dieu ! quelquefois il ne faut qu’un mot ; des scélérats comme ceux-là...

FRÉDÉRIC.

Partons à l’instant même, pour ne point l’exposer, dans le cas où il ne pourrait s’introduire au château ; et vous, amis, je vous recommande autant de prudence que de courage. Il est important que le comte tombe vivant entre nos mains : épargnez ses jours au fort de la mêlée. Allons, et que le ciel protège nos armes. Marchons.

Tous défilent, la toile tombe.

 

 

ACTE III

 

La première décoration.

 

 

Scène première

 

CONRAD, HAGBERG, qui a repris ses habits

 

CONRAD.

N’avons-nous oublié aucune entrée du parc ?

HAGBERG.

Non, seigneur, toutes les portes sont gardées, maintenant, et nous ne pouvons être surpris.

CONRAD.

Tu n’avais que trop de raisons de craindre l’arrivée des Chevaliers du Lion. J’aurais dû en croire tes pressentiments ; mais une malheureuse confiance m’a perdu.

HAGBERG.

Rien n’est encore désespéré. Grâces au ciel ! vous êtes prévenu à temps. Avant peu, le château sera en bon état de défense. Ce misérable médecin, dont les aveux ont manqué tout perdre, est en notre puissance : je ne l’ai fait évader avec moi que pour nous assurer de sa personne ; et si vous m’en croyez, nous n’hésiterons pas à nous en défaire.

CONRAD.

C’est bien mon projet. Il est gardé en lieu sûr.

HAGBERG.

Et que décidez-vous sur Maurice et sur cet enfant ?

CONRAD.

Leur mort ! je suis las d’écouter une pitié qui peut me perdre.

HAGBERG.

Il n’en faut point avoir pour dos témoins dangereux.

CONRAD.

Cependant, je ne sais quel effroi s’empare de moi ; l’estime, la crainte, qu’inspirent les chevaliers, peuvent m’être fatales.

HAGBERG.

N’êtes-vous pas sûr de vos troupes, de vos vassaux ?

CONRAD.

Eh ! qui peut-être sûr de cette espèce de gens, toujours prêts à se ranger du parti du plus fort ? J’ai pris soin, moi même, d’ajouter à leur respect pour mes ennemis. Je ne sais quel démon m’aveuglait.

HAGBERG.

Tout pouvait aller plus mal, si les soldats de la comtesse que nous avions gagnés depuis longtemps, nous eussent abandonnés, vous auriez été surpris sans pouvoir vous défendre ; et qui sait le sort que l’on vous destinait !

CONRAD.

La mort la plus affreuse ! je sais qu’elle m’attend, si je suis vaincu ; mais si le sort me protège, si je suis vainqueur, malheur à la comtesse ! qu’elle tremble, la perfide ! je lui ferai payer cher les craintes qu’elle me fait endurer.

HAGBERG.

Hâtez-vous, avant tout, seigneur, de mettre le château en état de défense.

CONRAD.

Je vais y retourner pour voir si tous mes ordres sont exécutés, Maurice, que j’ai fait avertir de m’attendre ici ne peut tarder à s’y rendre : nous reviendrons bientôt nous assurer de lui.

HAGBERG.

Surtout, point de pitié ! songez seigneur, que cet homme peut vous perdre, qu’il peut instruire vos vassaux d’un secret qui dévoilerait tout.

CONRAD.

Sois tranquille, avant une heure, Maurice et cet enfant, que j’abhorre ! ne pourront plus me nuire ; suis-moi.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

MAURICE, seul, arrivant du côté opposé

 

Qu’est-ce qui se passe donc ? tout le château est en rumeur, on pose des sentinelles à toutes les portes. Craindrait-on une attaque ? Personne ne peut m’instruire. Il y a là-dedans quelque mystère, Pourquoi les chevaliers ont ils quittés le château ? Pourquoi le comte me fait-il ordonner de l’attendre ici ? Veut-il voir cet enfant ? Ah ! mon dieu ! je n’ose pas me livrer aux idées qui me viennent ; mais je tremble pour cet innocent ! je crains qu’on n’en veuille à ses jours ; cependant, puis-je croire que mon maître...

 

 

Scène III

 

MAURICE, CLAUDIN, UN SOLDAT

 

LE SOLDAT.

Maurice, voici un homme qui demande à parler au comte d’Esenbach. Nous l’avons désarmé à la grille, selon les ordres. Il dit avoir des choses importantes à révéler conduisez-le vous-même à monseigneur.

À Claudin.

Soyez sans crainte, mon ami, je vous laisse avec l’homme de confiance du comte.

CLAUDIN, à part.

L’homme de confiance ! c’est encore un fripon, celui-là.

LE SOLDAT.

Je retourne à mon poste.

MAURICE.

C’est bon ; je me charge de cet homme.

CLAUDIN, à part.

Me v’là en bonnes mains !

LE SOLDAT, revenant.

À propos, vous savez qu’on ne sort plus sans le mot d’ordre.

MAURICE.

Oui, et on vient de le changer.

Il lui parle bas.

LE SOLDAT.

C’est cela ; adieu Maurice.

 

 

Scène IV

 

MAURICE, CLAUDIN

 

CLAUDIN, à part.

Allons ! ferme.

MAURICE.

Monseigneur va se rendre ici ; comme j’ai ordre de l’attendre, attendez avec moi. Ce que vous avez à fui dire, presse-t-il beaucoup.

CLAUDIN.

Certainement, monsieur, qu’ça presse.

Avec mystère.

J’arrive de Neubourg.

MAURICE.

De Neubourg.

CLAUDIN.

Et je viens avertir monseigneur qu’on sait tout.

MAURICE.

Comment ?

CLAUDIN.

La comtesse a appris que-son fils était ici, et comme d’après c’te lettre, pour mon maître.

MAURICE.

Quel maître ?

CLAUDIN.

Eh ! l’médecin. J’suis l’jardinier du médecin, ainsi vous voyez ben que j’suis des vôtres.

MAURICE.

Ah !

CLAUDIN.

Sans doute ! les chevaliers sont sûrs, à présent, que l’comte d’Esenbach a empoisonné son frère...

MAURICE, à part.

Ciel !

CLAUDIN.

Et ils vont attaquer vot’château aujourd’hui même. Je m’suis échappé pour vous avertir, et, pour revoir mon pauvre maître, que les chevaliers voulaient pendre.

MAURICE.

Votre maître est donc ici, maintenant ?

CLAUDIN.

Mon dieu oui ! vous faites-là l’ignorant ! quand vous dis que j’sais tout.

À part.

Il a l’air de m’soupçonner.

MAURICE.

Et vous dites qu’ils vont attaquer le château ?

CLAUDIN.

Peut-être avant la nuit. Vous sentez ben que si on trouve ici l’enfant, on ne f’ra pas un bon parti à vot’maître.

Examinant Maurice.

Mais peut-être ben que vous vous en êtes déjà défait, comme du père ?

MAURICE, à part.

Hélas ! on n’hésitera pas.

CLAUDIN, l’examinant toujours.

Dame ! écoutez donc, un enfant d’plus ou d’moins, quand il y va de la sûreté.

MAURICE.

Comment le sauver ?

CLAUDIN, l’entendant.

Ah ! vous avez encore des ressources, beaucoup de soldats. Il est vrai que les chevaliers sont des diables pour se battre.

MAURICE, après avoir rêvé.

Écoutez, mon ami, le comte n’arrive pas. Les avis que vous apportez sont importants : rendez-vous au château, et demandez monseigneur ; je ne puis vous conduire, ayant ordre d’attendre ici ; mais vous apercevez le château, et vous trouverez facilement...

CLAUDIN.

Oui, monsieur, j’dirai que c’est vous qui m’envoyez ?

MAURICE.

Comme vous voudrez. Allez en face de vous, tout droit ;

 

 

Scène V

 

MAURICE, seul

 

Et nous, faisons notre devoir. Je n’en peux plus douter, mon maître est un scélérat. Ce qu’il apprendra de ce misérable, hâtera la mort du malheureux enfant. Sauvons-le, Neubourg est près d’ici, j’aurai peut-être le bonheur d’y arriver avant que l’on s’aperçoive de notre fuite. Ah mon dieu ! protège cet innocent ! protège-moi ! où permets du moins que je termine mes vieux jours en faisant une bonne action !

Il ouvre la porte.

Henry ! Henry !

 

 

Scène VI

 

MAURICE, HENRY

 

HENRY.

Est-ce toi qui m’appelles, Maurice ? mais il n’est pas nuit.

MAURICE.

Viens, mon pauvre enfant : nous n ‘ n’avons pas un moment à perdre.

HENRY.

Qu’as-tu donc ? Que dis-tu ?

MAURICE.

Ne crains rien, je te conduis à ta mère.

HENRY.

Ah ! mon dieu ! cela est-il bien vrai ?

MAURICE.

Silence. Fermons cette porte

Il ferme la porte.

pour ôter tout soupçon. Viens... Oh ciel ! j’entends du bruit ! Cache-toi derrière ces rochers, et ne te montre pas ; quelque chose que tu voie ou que tu entende ; il y va de ta vie.

HENRY.

Sois tranquille.

Il se cache.

 

 

Scène VII

 

MAURICE, CONRAD, HAGBERG

 

MAURICE.

C’est le comte : quel moment !

CONRAD.

Ah ! vous voici, Maurice, vous êtes exact ; fort bien.

MAURICE.

Je viens d’envoyer au château, un homme qui désirait parler à monseigneur.

CONRAD.

Je ne l’ai pas vu.

HENRY, caché.

Si je pouvais entendre.

MAURICE.

Il paraît pressé de vous communiquer des avis importants.

CONRAD.

Il suffit, je l’entendrai. Mais ce n’est pas cela qui m’amène. Ouvrez ce souterrain.

MAURICE.

Seigneur...

CONRAD.

Qu’avez-vous donc ? vous vous troublez.

MAURICE, à part.

Je suis perdu. Non, seigneur, mais je pense qu’à cette heure, en plein jour, quelqu’un peut nous voir. Et vous même...

CONRAD.

N’importe, je veux voir cet enfant.

MAURICE, à part.

Oh ciel ! ayez pitié de moi.

HAGBERG, bas au comte.

Aurait-il quelques soupçons ? Il tremble.

Henry se montre à Maurice, et lui fait signe qu’il pas sera par derrière les arbres, quand Maurice sortira du souterrain, Pendant ce temps, le comte et Hagberg se parlent bas.

CONRAD.

Eh bien ! qu’attendez-vous ?

MAURICE.

Rien, seigneur, je vais ouvrir.

Il ouvre la porte.

CONRAD.

Maintenant, descendez, et amenez moi cet enfant.

Maurice descend, le comte referme la porte sur lui.

Restez-y tous deux, et périssent ainsi tous les témoins que je puis redouter.

HENRY, caché.

Ciel ! ils l’ont enfermé.

CONRAD.

Maintenant, les ennemis peuvent nous attaquer, ils nous trouveront prêts à les recevoir. Mon courage renait, et je rougis d’avoir pu me laisser abattre.

HAGBERG.

Oui, seigneur, je vous reconnais, et j’ose vous promettre la victoire. Je vais prendre avec moi quelques soldats, et faire une garde exacte dans le parc, car je ne doute pas que les chevaliers n’essayent de s’introduire par ce chemin.

CONRAD.

Suis-moi. Je vais donner des ordres pour que l’on t’obéisse comme à moi-même.

 

 

Scène VIII

 

HENRY, seul

 

Ils sont partis, et le pauvre Maurice, comment le faire sortir ? Maurice, mon cher Maurice ! c’est Henry, réponds-moi. Ils ont emporté la clef. Que faire ? Me voilà tout seul. Si les vilains hommes revenaient, ils me tueraient : ils veulent tuer Maurice aussi. Maurice, c’est moi, Maurice. Il ne répond pas. Il ne répondra plus. Ah, mon dieu ! mon dieu ! que je suis malheureux.

Il essaye d’en foncer la porte.

Si j’étais plus grand, plus fort. Maurice il ne peut pas m’entendre. Je suis sur qu’il pleure. Pauvre Maurice.

Il pleure.

 

 

Scène IX

 

LOUDMANN, HENRY, CHEVALIERS

 

LOUDMANN.

Qu’as-tu donc, mon petit ?

HENRY, se jetant à genoux.

Ah ! ne me tuez pas, ne me tuez pas.

LOUDMANN.

Eh ! de quoi diable as-tu peur ? ce n’est pas à toi que nous en voulons.

HENRY.

Ah ! ne le tuez pas non plus, ce pauvre Maurice.

LOUDMANN.

Qui est ce Maurice ?

HENRY.

Vous le savez bien. Celui qu’on a enfermé là-dedans.

LOUDMANN.

Comment ! est-ce qu’il y a quelqu’un là ?

Aux Chevaliers.

Voyez donc, vous autres.

HENRY.

Certainement. Le comte a emporté la clef.

LOUDMANN.

Le comte ! le comte d’Esenbach ?

HENRY.

Oui.

LOUDMANN.

Quelque nouvelle horreur ! allons, il faut ouvrir à ce malheureux, enfoncez le mur.  

HENRY.

Mais, vous n’êtes donc pas des soldats du comte ?

LOUDMANN.

Nous venons lui couper les oreilles au comte.

HENRY.

Ah ! vous êtes d’honnêtes gens ! je reste avec vous ; vous prendrez Maurice, aussi.

LOUDMANN.

Oui, oui, mon enfant ; ce pauvre petit, il m’intéresse. Si c’était...

UN CHEVALIER.

Capitaine, la porte va bientôt céder.

LOUDMANN.

Allons, courage.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, MAURICE

 

LOUDMANN.

La voilà !

HENRY.

Viens, mon pauvre Maurice, sois tranquille : voilà de bons messieurs qui nous défendront. Ils viennent couper les oreilles au comte : ils sont bien bons, bien bons.

MAURICE, à Loudmann.

Ah ! seigneur, je vous dois la vie ! le cruel m’avait en fermé pour me faire périr avec ce malheureux enfant, qu’il me croyait dans le souterrain ; mais le ciel n’a pas per mis que son crime réussit.

LOUDMANN.

Quel est cet enfant ?

MAURICE.

Il se nomme Henry.

LOUDMANN.

Henry ! c’est le fils de la comtesse de Neubourg ?

HENRY.

Oui, sans doute ! vous la connaissez donc. ? ah ! conduisez-moi près d’elle : depuis que je l’ai quitté, je suis bien malheureux !

LOUDMANN.

Tu vas la voir, mais...

MAURICE.

Dieu ! quels cris j’entends !

LOUDMANN.

Ne craignez rien, ce sont nos camarades qui s’emparent du château : courons les soutenir. Quant à vous, brave homme...

MAURICE.

Ah ! seigneur ! le comte d’Esenbach, pâle, défiguré... il vient vers nous.

LOUDMANN.

Cachez-vous avec cet enfant. Vous m’en répondez. Je ale charge du reste.

Ils se cachent tous derrière la citerne, de manière que les Chevaliers soient vus des spectateurs.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, cachés, CONRAD, HAGBERG

 

CONRAD.

Ainsi donc tout m’abandonne ! les lâches !... Le nom seul des chevaliers du lion leur à fait rendre les armes, Les portes se sont ouvertes à leur voix, et une fuite honteuse est mon seul espoir.

HAGBERG.

Hâtons-nous, seigneur, gagnons la petite porte du parc avec ces soldats qui nous sont restés fidèles et qui ont juré de nous défendre jusqu’à la mort. On ne peut tar der à nous poursuivre.

CONRAD.

Ah, du moins n’emportons pas la crainte de voir tous leurs désirs remplis. Que la mort de ce misérable enfant précède la mienne.

HAGBERG.

Ciel que voulez-vous faire, ce seul instant vous reste peut-être pour sauver vos jours.

CONRAD.

Laisse-moi, laisse-moi.

Ils s’approchent de la citerne. Hagberg veut en vain l’entrainer du côté oppose.

LOUDMANN, se montrant.

Rendez-vous, ou vous êtes morts.

Combat. Les Soldats de Conrad se présentent pour le secourir. Les Chevaliers du lion, de la suite de Loudmann, s’opposent à leurs efforts. Mêlée.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, FRÉDÉRIC, WOALBERG, CLOTILDE, MARCELINE, TROUPES et CHEVALIERS

 

Conrad va au-devant de Frédéric, et veut le percer. Le combat s’engage entr’eux. Conrad est vaincu et terrassé.

FRÉDÉRIC.

Au moment de paraître devant dieu, repends-toi, et confesse la vérité.

CONRAD.

Perfide ! mon seul regret est de n’avoir pu te frapper toi-même : mais je mourrai vengé. Aucune puissance humaine ne peut rendre à le comtesse le fils qu’elle a perdu. Je sais seul le lieu qu’il habite. Il y périra sans secours, et puissiez-vous tous partager son sort.

CLOTILDE.

Mon fils ? mon malheureux fils, rends-le moi, cruel.

LOUDMANN, amenant Henry.

Tu n’emporteras pas en mourant cette consolation. Le voilà ! cet enfant.

CLOTILDE.

Mon fils !

Elle l’embrasse.

CONRAD.

Que vois-je ! Ô rage !

FRÉDÉRIC.

Que l’on enferme ce malheureux, et qu’Hagberg, et le médecin soient gardés en lieu sûr, jusqu’à ce que l’on en fasse un exemple terrible de la justice divine.

On emmène le comte et Hagberg.

 

 

Scène XIII

 

FRÉDÉRIC, WOALBERG, LOUDMANN, CLAUDIN, MARCELINE, MAURICE, TROUPES et CHEVALIERS

 

HENRY.

Viens, viens, mon bon Maurice ! voilà maman qui t’aimera bien. Il allait me conduire chez toi, quand ils l’ont enfermé.

CLOTILDE.

Ah ! brave homme ! comptez sur mon éternelle reconnaissance.

CLAUDIN, montrant Maurice.

Tiens, moi qui croyais que c’était un coquin.

LOUDMANN.

Tu te trompais : cet enfant lui doit la vie.

CLAUDIN.

Pourquoi donc ne m’a-t-il pas dit ça tout de suite.

MAURICE.

Et pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous étiez un honnête homme.

CLAUDIN.

Pas si bête ! à dire vrai, j’avais un peu peur. Parce que les soldats m’avaient ôté mon sabre ; car, sans ça !...

LOUDMANN.

Allons, tout s’est passé pour le mieux.

CLOTILDE, à Frédéric.

Mais, seigneur que ne vous dois-je pas ? avec quelle générosité vous avez embrassé ma défense ! c’est à genoux...

FRÉDÉRIC.

Levez-vous madame : votre bonheur est ma plus douce récompense.

WOALBERG.

Ah ! puissé-je verser tout mon sang au service d’un ordre, dont le nom seul fait triompher la justice.

TOUS.

Vive Clotilde de Neubourg ! vive les chevaliers du Lion !

PDF